L’étoile au dessus de la forêt et L’ivresse de la métamorphose / Stefan Zweig
Citations de Stefan Zweig.
Réédition de l'article initialement paru dans Bulletin de l’Association Stefan Zweig, n°5, 08-10/1995, pp. 8-13.
Réédition de l'article initialement paru dans Bulletin de l’Association Stefan Zweig, n°5, 08-10/1995, pp. 8-13.
Christine et François : deux héros jumeaux», ou
similitudes entre deux œuvres de Zweig : L’étoile au dessus de la forêt et
L’ivresse de la métamorphose.
Dans le deuxième volume de la Pochothèque consacré à Zweig se trouve une Nouvelle intitulée «L’étoile au-dessus de la forêt». Cette courte histoire, déjà traduite en 1990 par
Dès la première lecture, elle
fait étrangement penser au très beau roman inachevé «L’ivresse de la
métamorphose», dont Zweig poursuivit l’écriture jusqu’aux derniers jours de sa
vie. Si «L’étoile au-dessus de la forêt» compte moins d’une quinzaine de pages,
le personnage principal de l’histoire a le même comportement que celui du
roman, qui en représente plus de trois cents (les deux Nouvelles sont
rassemblées dans le Volume 2 de la Pochothèque).
«L’étoile au-dessus de la
forêt» met en scène un serveur prénommé François, qui s’éprend de la Comtesse Ostrovska ,
descendue quelques jours dans l’hôtel français où il est employé depuis des
années. Dès ce jour, sa vie jusqu’alors inutile prend un sens. Sa conscience
sait toutefois qu’il ne peut rien attendre d’une femme dont le rang s’érige en
barrière entre eux, et qui ne regardera jamais vraiment en homme, en égal, mais
bien en serviteur.
Pourtant, sa vie n’a pris un sens
qu’en sa présence et lorsque cette femme inaccessible décide de retourner à
Varsovie, François ne peut plus concevoir la vie sans elle. Trop pauvre pour la
suivre, il décide de mourir pour elle. Il se suicide en s’allongeant sur les
rails du train qui doit l’emmener loin de lui. Et Zweig, toujours romantique
dans les instants les plus noirs de ses œuvres, rassemble ces deux êtres à
l’instant de cette mort. Alors que la Comtesse ne s’est jamais rendu compte de
son existence, elle a la prémonition du terrible destin de François juste avant
que le train ne lui passe sur le corps.
Le personnage principal de
«L’ivresse de la métamorphose» est fait dans le même moule. Christine Hoflehner
a un emploi subalterne ; comme François, elle doit servir les
autres : elle est employée des postes dans un village perdu d’Autriche
nommé Klein-Reifling. Sa vie est monotone, se limitant à servir les paysans du
village, peu nombreux à utiliser les services postaux, et à s’occuper de sa
vieille mère malade, qui vit dans une totale dépendance. Son enfance fut
malheureuse, rythmée par les morts de son père et de son frère, et les années
d’économies, de restriction, de misère. Dans les années d’après-guerre, elle
occupe donc ce poste inintéressant, mais nécessaire à l’existence matérielle du
ménage qu’elle forme avec sa mère.
Sa condition ne lui pèse pas
particulièrement lorsqu’un matin, elle reçoit un télégramme envoyé par sa
tante, inconnue d’elle car enfuie aux Etats-Unis depuis de très longues années,
pour éviter un scandale à la suite d’une affaire de cœur qui a mal tourné.
Celle-ci séjournant en Suisse avec son mari pour passer des vacances, souhaite
aujourd’hui faire la connaissance de Christine. Elle l’invite donc à venir
partager leur séjour avec eux. Au début, Christine n’est pas le moins du monde
enthousiaste. D’abord, cette famille est encore pour elle étrangère ;
ensuite, elle rechigne à abandonner sa mère malade pendant quelques jours sans
personne pour l’assister.
Finalement, elle se laisse
convaincre et rejoint ses «nouveaux» parents pour une petite semaine. Ces sept
jours vont être pour elle une renaissance, un épanouissement, une métamorphose
(d’où le titre), au contact du luxe, de l’argent et de l’élégance. Sans eux,
elle ne vivra plus jamais comme avant. La semaine se déroule comme un conte de
fées. Au lieu de servir encore et toujours les autres, elle commande, est
courtisée, aimée. Christine Hoflehner devient Miss Christina Van Boolen…
jeune femme sophistiquée, dont la présence est recherchée par des hommes d’une
condition très au-dessus de la sienne.
Grisée, elle doit pourtant très
vite redescendre sur terre. Mais connaissant désormais le pouvoir que confère
l’argent, elle enrage de ne pas en avoir et hait son existence. Ainsi, François
et Christine ont tous deux trouvé un but dans la vie, l’un dans l’amour,
l’autre dans le luxe. Leurs sentiments deviennent les mêmes lorsque leur raison
de vivre leur devient inaccessible. Ils sont révoltés à l’idée d’avoir été mis
à l’écart de tant de merveilles comme si leur condition ne leur permettait
d’être heureux qu’à mi-temps, ou seulement de percevoir le bonheur et le
pouvoir à travers ceux des autres. Ils sont misérables, mais refusent une
injustice plus profonde que seulement pécuniaire : ne pouvoir récolter que
quelques miettes du bien-vivre d’une certaine catégorie de personnes. La tante
de Christine lui a montré dans quelles conditions elle vivait et comment on
pouvait se faire servir à longueur de journée. Maintenant, Christine doit se
contenter de ces moments vécus, qu’elle doit considérer comme une chance qui
lui a été donnée, et continuer à servir les autres sans rien attendre de la
vie, puisque ses moyens ne lui permettent d’assouvir aucun rêve et de n’avoir
aucune exigence.
Comme le dit très joliment
Sandrine Treiner en parlant de «L’ivresse de la métamorphose» (Le Monde, Lundi
20/02/89), «c’est de sentiment que souffrent les personnages.» Tout se passe
comme si François et Christine étaient demeurés longtemps dans une torpeur
tranquille, jusqu’au jour où un événement extérieur est survenu pour leur faire
ouvrir les yeux. Dès cet instant, leur condition les oppresse, et leur travail
leur devient insupportable.
Enfin, ces deux personnages se
ressemblent même dans leur mort, puisque, plus tard imités par Zweig lui-même,
ils décident de se donner la mort (même si Christine recule devant
l’inéluctable, le lecteur comprend que tel sera son destin). Le roman a une
histoire originale. On sait combien Zweig souhaitait écrire une Grande Œuvre,
un Grand Roman, et que son pessimisme était étroitement lié aux problèmes qu’il rencontrait pour mener à
bien ce projet. Sa femme Friderike lui reprochait d’ailleurs souvent de plus
travailler sur des traductions ou des biographies que sur des œuvres
personnelles. Et bien, «L’ivresse de la métamorphose», est demeurée inachevée.
Zweig a travaillé plus de dix années sans pouvoir terminer cette œuvre, qu’il
avait nommée «La demoiselle des postes». Ce texte est posthume : nous le
devons à l’éditeur Knut Beck, qui en a rassemblé les différents manuscrits. Il
est donc intéressant de savoir que la France n’en a pris connaissance qu’en
1984, par la traduction de Robert Dumont aux éditions Belfond (lire, à ce
sujet, la préface de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, dans le volume 2 de
la Pochothèque, pp.799-803).
Zweig a commencé cette histoire
relativement tard (en 1931, d’après ses Journaux[1]), et
en a poursuivi l’écriture jusque dans ces dernières heures. La fin de l’œuvre
la laisse d’ailleurs supposer car son pessimisme insurmontable à cette époque
lui donne indéniablement son atmosphère.
«L’ivresse de la métamorphose»
n’est pas le roman le plus connu de Zweig. Pourtant, je le place
personnellement dans les œuvres majeures de l’auteur, paradoxalement parmi les
plus achevées. Lorsque Zweig décrit l’angoisse de Christine après une nuit
passée avec son compagnon Ferdinand, ce n’est plus le personnage imaginaire qui
parle par l’intermédiaire des mots de l’écrivain, mais bien l’auteur qui se
glisse dans la peau du personnage pour nous en donner tout le relief, toute la
détresse.
Non seulement Stefan Zweig était
fin psychologue, mais il possédait une sensibilité hors du commun
–quasi-féminine, pour pouvoir connaître et analyser de tels sentiments. Ce qui
fait de ce livre une œuvre maîtresse, c’est peut-être aussi sa noirceur, qui
donne un aperçu significatif de ce que pouvait ressentir Zweig dans son for
intérieur. L’écrivain a d’ailleurs une très belle phrase pour décrire Christine
à un moment du roman, qui s’adapte très bien à Zweig lui-même : «qui
éprouve de vifs sentiments observe peu : les gens heureux sont de mauvais
psychologues. Seul l’individu inquiet aiguise ses sens au maximum ;
l’instinct du danger lui insuffle une perspicacité qui dépasse de loin celle
qui lui est naturelle.[2]»
Parions que Zweig devait particulièrement être sous l’emprise de la «bile noire»
pour décrire avec tant de vérité les personnages de «L’ivresse de la
métamorphose.»
Commentaires
Enregistrer un commentaire